
Construction navale : vers un «supercycle» ?

Parmi les principaux courtiers maritimes à l’international, Barry Rogliano Salles (BRS) suit de près le marché de la construction navale, en forte croissance cette année. François Cadiou, son président, a accepté de partager avec PartnerSHIP son point de vue d'expert de l'état de ce marché.
PartnerSHIP : La construction navale mondiale a connu une forte hausse de la demande en 2021. Comment compareriez-vous le marché actuel à celui d'avant-pandémie ?
François Cadiou : Laissez-moi planter le décor de la situation d’avant 2020. La capacité mondiale de construction navale se situait entre 1 000 et 1 200 navires sous contrat par an, soit environ 90 millions de port en lourd (deadweight ou DWT). En 2019, le grand débat était de savoir s'il fallait ou non installer des scrubbers (ou épurateurs d’air). Les majors pétrolières étant réticentes à investir dans la production d'un fioul lourd (HFO, heavy fuel-oil) à faible teneur en soufre, les armateurs ont dû envisager le processus coûteux d'installation d'épurateurs d'air pour réduire la teneur en soufre du HFO. Début 2020, la priorité s’est déplacée de la lutte contre la pollution à l'urgence climatique, et l'on est passé de l’optimisation des émissions SOx et NOx à la réduction des émissions de CO2 et des autres gaz à effet de serre. Survint alors la crise de santé publique. La Covid-19 a apporté beaucoup d'incertitude, et les constructions neuves de navires ont chuté. Les questions qui avaient tant préoccupé le secteur au cours des deux années précédentes n'étaient plus aussi importantes. Le monde changeait, les chantiers navals fermaient, les armateurs ne pouvaient pas s'engager, et la production annuelle de navires en 2020 est tombée à environ 75 millions de DWT, à son plus bas niveau depuis trois ans.
La situation depuis le début de l'année 2021 est toutefois bien différente. Le marché a fortement évolué. Avec la hausse des prix des matières premières, notamment de l'acier, il est passé d'un marché de la demande à un marché de l’offre. Fin octobre, 120 millions DWT de navires avaient été commandés, chiffre qui se situera autour de 135 à 140 millions DWT en fin d'année, un niveau jamais atteint depuis 2014.
PS : Considérez-vous que nous entrons dans un supercycle ?
F.C. : Nous approchons d'une période qui se situe vingt ans après le boom de la construction navale dans les années 2000, durant lequel un nombre très important de navires a été livré (environ 1 450 en 2005, près de 2 500 en 2010). Problème : il y a aujourd'hui beaucoup moins de chantiers navals dans le monde pour construire les navires qui les remplaceront. Ils étaient environ 700 en 2007-2008, mais nous estimons qu’il n’en reste plus que 300 aujourd'hui. Le remplacement de ces navires est urgent car tous les navires construits avant l'éco-révolution ont une consommation de carburant très élevée. D'ici 2023, nous serons soumis à de nouvelles réglementations et normes, notamment l'EEXI (Energy Efficiency Existing Ships Register) et le CII (Carbon Intensity Indicator). Ces règles auront pour effet d'évincer du marché les navires dont la consommation de carburant est la plus élevée. Vu sous cet angle, on pourrait dire que nous entrons dans un supercycle.
Mais il faut aussi souligner que l'augmentation du nombre de navires commandés reflète les graves perturbations de la chaîne d'approvisionnement depuis le début de la pandémie. De nombreux ports dans le monde, notamment en Chine, appliquent une politique de tolérance zéro à l'égard du virus Covid-19, et il n’est pas rare que les navires soient bloqués dans les ports. C'est une des raisons pour lesquelles la demande de porte-conteneurs a explosé. Cette catégorie, qui s'élevait à 7,7 millions DWT en 2020 a été multipliée par 7 cette année, à 50 millions DWT.
Tous les problèmes d'approvisionnement mondial pendant la crise de Covid-19 ont mis en évidence des faiblesses au niveau de la production nationale de produits pharmaceutiques, de textiles, de puces électroniques, etc. Le développement de la production nationale et une moindre dépendance à l'égard du transport maritime pourraient devenir de nouvelles tendances post-pandémie ; ce qui serait également un avantage en termes d'empreinte carbone. Sachant que les cargaisons de combustibles fossiles représentent actuellement environ 40 % du transport maritime, il y aura inévitablement de moins en moins de transport de ces matières (pétrole, gaz et surtout charbon). Ces facteurs pourraient bien freiner l'accélération de la construction navale. Ceci étant dit, les chantiers navals ont toujours le vent en poupe et les livraisons des nouveaux navires s'échelonnent jusqu'en 2025.
PS : Les dernières générations de motorisation aideront-elles les armateurs à atteindre les nouvelles performances environnementales requises ?
F.C. : Je crois fermement à la science. La science n'a pas de limites, je suis donc persuadé que le génie des hommes et des femmes trouvera des solutions adaptées. Les épurateurs étaient le Saint Graal en 2019, comme je l'ai dit précédemment, et au début de 2020, les moteurs à double carburant étaient très demandés. Mais aujourd'hui, il n'y a plus de certitudes : la Banque mondiale, l'Agence internationale de l'énergie et le GIEC se sont tous prononcés contre l'utilisation des combustibles fossiles comme le méthane, par exemple. Nous avons toujours les mêmes moteurs à vitesse lente qu'il y a 10 ou 20 ans, et franchement, les améliorations de la consommation de carburant ont été marginales. Il y a eu un bond en avant dans la réduction de la consommation en passant des turbines aux moteurs diesel, mais nous n'avons pas vu d'amélioration comparable depuis. Je crois fermement qu'il faut réduire la vitesse pour économiser du carburant : une réduction de 10 % de la vitesse équivaut à 30 % de puissance en moins. Cela signifie environ 30 % de CO2 en moins dans l'air.
Nous devons tester toutes les solutions possibles. Concernant le double carburant, nous devons tester le GPL, le méthanol et, demain, l'ammoniac, ce qui signifie une réduction des émissions de CO2, à condition que l'ammoniac utilisé soit écologique. Les batteries auront également leur rôle à jouer. Je pense que nous devrons envisager un mix entre les diverses solutions sur le marché, en termes de carburant. Les améliorations viendront également de meilleures solutions d'architecture navale. Par exemple, nous avons connu une éco-révolution au début des années 2010. Auparavant, les concepteurs de navires insistaient sur certaines règles empiriques telles que, par exemple, la distance entre l'extrémité de la pale de l'hélice et la coque qui ne devait pas être inférieure à 30 % du diamètre de l'hélice, ce qui limitait les dimensions de l'hélice et réduisait l'efficacité globale de la propulsion. Mais en augmentant la dimension des hélices, il y a moins de rotations, et vous avez alors un cercle vertueux où tout contribue à une plus grande efficacité. Cela a permis d'obtenir une réduction de la consommation de carburant de l'ordre de 20 à 25 %.